Source:MediaPart
Correspondance à Athènes, Amélie Poinssot
La scène se passe devant un petit théâtre avant-gardiste d’Athènes.
Une foule inhabituelle est rassemblée : des hommes en noir, gros bras et
crânes rasés – et quelques vieilles dames, une croix orthodoxe autour
du cou. Les premiers sont membres du parti néonazi Chryssi Avgui (« Aube
Dorée » en grec) ; les secondes, pratiquantes du Vieux-Calendrier – une
branche intégriste de l’orthodoxie, issue d’un schisme en 1924. A
priori l’un et l’autre n’ont rien à faire ensemble : Chryssi Avgui n’est
pas un parti religieux, il a même flirté avec le satanisme à ses
débuts. Mais ce 11 octobre, cette foule hétéroclite dénonce ensemble une
pièce « blasphématoire ».
L’œuvre en question, écrite par l’Américain Terrence McNally, imagine
un Christ et des apôtres… homosexuels. Le metteur en scène est
gréco-albanais. Pour qui prône l’intolérance, c’en est trop. Le
rassemblement tourne à l’affrontement, les forces de l’ordre se révèlent
incapables d’assurer la sécurité des spectateurs et des comédiens, les
noms d’oiseaux fusent.
« Sales pédés, vous allez y passer, vous comprenez ?
C’est fini pour les pédés. Allez, les enculés… Connards d’acteurs.
Regarde-moi espèce de pute, ton heure viendra. Oui, oui, filme-moi, mais
ton heure viendra (…) Trous du cul d’Albanais baisés. » L’auteur
de ces paroles est député. Il s’agit d’Ilias Panayotaros, élu au
parlement au printemps dernier, tout comme dix-sept autres membres du
parti Aube Dorée. Il hurle ces insanités face aux artistes et
journalistes abasourdis :
Le lendemain, la scène se reproduit à peu de choses près. La
représentation est annulée une fois de plus… et la troupe décide de se
retirer définitivement : le metteur en scène a reçu chez lui des menaces
de mort.
La culture est le dernier domaine dans lequel Aube Dorée n’était pas encore intervenu
depuis son entrée au parlement. Cet été, on avait surtout vu ses
membres attaquer des étrangers. En septembre, deux expéditions punitives
menées par des députés avaient entraîné une destruction de stands sur
des marchés où travaillaient, selon eux, des immigrés clandestins… Les
propos haineux et racistes ne se comptent plus à l’Assemblée où le parti
ne se donne même pas la peine de sauver les apparences. Vendredi, une
députée a ainsi traité les immigrés de « sous-hommes qui ont envahi notre patrie, avec toutes les maladies qu’ils trimballent ».
Cela peut sembler incroyable, mais cette parlementaire, qui n’est autre
que la femme du dirigeant du parti, a été nommée au début du mois pour
représenter le parlement grec auprès d’un comité anti-discrimination du
Conseil de l’Europe…
« La principale force d’Aube Dorée aujourd’hui, c’est qu’elle exprime la haine, analyse Yorgos Siakantaris, directeur scientifique de l’institut Istame – le think tank du PASOK, le parti socialiste.Elle
prospère sur le fait qu’une partie de la population est désespérée,
prête à se rebeller contre les lois, rejetant avec haine le système
politique. Or ce parti a l’immense avantage de ne pas avoir fait partie
du système auparavant. » Dans ce nouvel ordre des choses né de la
crise et de la cure d’austérité sans précédent que connaît la Grèce
depuis bientôt trois ans, dans un paysage politique dévasté qui
contraste de manière saisissante avec les 35 ans de stabilité qui ont
suivi la chute de la dictature (1974), et face à une coalition
gouvernementale tripartite qui maintient la ligne de la rigueur, « celui qui frappe a raison », poursuit le chercheur.
De fait, les méthodes violentes d’Aube Dorée semblent consolider son socle
plutôt que de repousser ses électeurs tout neufs. Comme si
l’autoritarisme rassurait en cette période de profonde perte de
repères : depuis ses presque 7 % des voix obtenus lors des deux scrutins
de mai et juin derniers, le parti est actuellement crédité de 10 à 15 %
d’intention de vote selon les instituts de sondages. Avant cette
soudaine apparition sur l’échiquier politique grec, le parti n’avait
jamais recueilli plus de 0,29 % des voix aux élections…
Cependant, à la différence d’autres formations populistes et
d’extrême droite en Europe, le succès d’Aube Dorée ne s’explique pas
seulement par ce positionnement anti-système : il s’explique aussi par
son image de parti « social », qui prospère sur la désintégration des
services sociaux et la montée de l’exclusion sociale – un quart de la
population active du pays est désormais au chômage.
En réalité, cette image a soigneusement été construite à coups de mises en scène relayées par les médias grecs : dans son livre Le Livre noir d’Aube Dorée. Documents sur l’histoire et l’action d’un groupe nazi,
qui est sorti lundi 22 octobre en Grèce et dont Mediapart publie en
exclusivité la traduction de quelques extraits voir plus bas, le
journaliste Dimitris Psarras révèle comment cette image est née, à
partir du mythe de la protection apportée par le parti aux personnes
âgées.
L’histoire, reprise en boucle par des médias grecs, mais aussi
certains médias étrangers, s’est en fait révélée bidonnée. De même, les
soi-disant distributions de nourriture orchestrées par le parti pour les
seuls citoyens grecs, et dont les médias ont raffolé pendant la
campagne électorale, n’ont rien à voir avec un patient travail de
terrain : quelques distributions, épisodiques, ont bien eu lieu… Mais
les médias étaient soigneusement prévenus – et même plus que bienvenus
pour montrer le rôle social du parti. Loin des caméras, cette activité
est inexistante.
Des lois mal adaptées
Ces quelques scènes ont suffi à Aube Dorée pour passer dans l’ensemble du pays pour le parti proche des plus démunis,
alors que la plupart de ses électeurs n’ont jamais assisté à de telles
manifestations ni même vu de leurs propres yeux un membre du parti
(lire notre reportage paru le 13 juin dans la province de Kiato, où le parti avait obtenu son meilleur score au soir du 6 mai). La raison de l’entourloupe ? « Parler d’Aube Dorée dans une émission de télévision, c’est de l’audimat assuré », nous explique Dimitris Psarras, qui déplore le manque de vision critique de ses confrères. « De plus, les théories extrêmes d’Aube Dorée, pour certains médias grecs, ne sont pas si extrêmes que ça… », ajoute ce journaliste d’investigation.
Et de fustiger le comportement des médias après les élections, tendant à banaliser le parti. « On
filme désormais les membres du parti comme des célébrités, on raconte
leur vie privée, on parle de leurs “jolies femmes”… sans faire mention
de leur idéologie. » Autrement dit, humanisation et normalisation
du parti : un processus bien connu des historiens des droites extrêmes.
Cet été, la chaîne Star a ainsi consacré une heure d’antenne au mariage
d’Ilias Panayotaros – ce député dont nous rapportions plus haut les
propos.
En sus de cet appétit médiatique, Aube Dorée fait son beurre de
l’inertie judiciaire. Les violences xénophobes se multiplient en toute
impunité, une seule affaire est pour le moment poursuivie : il s’agit
d’une membre du parti et de deux autres personnes, accusées d’avoir
porté des coups de couteau à un Afghan en septembre 2011. Mais le procès
est loin d’aboutir : il en est à son septième ajournement.
C’est précisément ce que recherche le parti : défier l’État, imposer son ordre et sa propre loi, la violence.
Quoi de plus facile lorsque les autorités elles-mêmes ont abdiqué ?
Lorsque les forces de l’ordre ont toléré, voire sympathisé avec ces
pratiques pendant des années ? Lorsque police et justice appartiennent à
une fonction publique où baisses de salaires et départs à la retraite
non remplacés sont désormais la règle ? Lorsque personne ne dément,
officiellement, la thèse selon laquelle les immigrés seraient
responsables du chômage des Grecs et de l’augmentation de la
criminalité ?
Un des députés du parti qui a participé à l’action sur les marchés
visant les vendeurs sans papiers, Panayotis Iliopoulos, nous le dit sans
ambages : « On n’a rien fait d’illégal ni de violent, puisque ce
sont eux qui sont illégaux. Il ne faut pas forcément être policier pour
pouvoir réagir et effectuer des contrôles. »
Pourquoi Aube Dorée jouit-elle d’une telle impunité ?
Tina Stavrinaki est avocate, membre de la Commission nationale des
droits de l’homme. Pour elle, les autorités ont tellement laissé faire
pendant des années qu’« il est plus difficile de s’y attaquer
maintenant, dans un contexte de crise, et alors que Aube Dorée a
commencé à s’enraciner dans la société. Je suis personnellement plutôt
favorable à une interdiction du parti – mais je sais en même temps que
cela pourrait le favoriser, car il endosserait alors le rôle de
victime ». Cette question est très controversée en Grèce, car le
pays a déjà connu dans son histoire récente une interdiction : c’était
celle du Parti communiste, jusqu’en 1974. Dès lors, beaucoup estiment
qu’une interdiction serait contraire aux principes démocratiques.
De plus, le cadre législatif n’aide pas : la loi en Grèce est très
laxiste en matière d’apologie du nazisme, d’antisémitisme et d’appel à
la haine raciale. Pour certains juristes, cela fait partie des garanties
de la liberté d’expression. L’an dernier, sous l’impulsion européenne,
le parlement grec devait se doter de nouvelles lois pour condamner ces
délits – mais le débat n’a pas dépassé le cadre d’une commission
parlementaire. Le seul procès qui ait eu lieu en Grèce à ce sujet fut le
cas de Costantinos Plévris, pour son ouvrage Les Juifs, toute la vérité, qui faisait l’éloge de Hitler. L’homme a été acquitté en appel, en 2009…
Pour passer outre tous ces obstacles il faudrait, au fond, un geste
politique fort, une condamnation unilatérale des pratiques d’Aube Dorée.
Les dirigeants actuels en sont loin, même si un premier pas timide a
été fait la semaine dernière : une majorité de députés ont voté la levée
de l’immunité parlementaire pour un député d’Aube Dorée qui avait
participé à l’opération contre les vendeurs étrangers.
« La Grèce est le seul pays européen où l’on a un discours raciste au niveau de l’État »,
dénonçait l’avocate Yoanna Kurtovik la semaine dernière au cours d’une
discussion publique au sujet de la menace néonazie, faisant référence,
entre autres, à une vaste opération de répression policière visant les
immigrés menée au creux de l’été. L’on voit mal par ailleurs comment
gouvernement et opposition pourraient s’entendre pour faire front commun
face à Aube Dorée. Le premier entretient la thèse des deux extrêmes et
la seconde reste fondamentalement une partie adverse en raison de la
cure d’austérité imposée au pays.
Pendant ce temps, Aube Dorée peut continuer tranquillement sa
progression. Pour le premier semestre de la législature, en tant que
parti représenté au parlement, il a déjà encaissé 3,2 millions d’euros
de subventions publiques.
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